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Vignette clinique Steven

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Message par CamilleV Lun 23 Avr - 16:52

Éducateur d'internat en IMPro, je rencontre Steven et sa famille pour la première fois à la rentrée scolaire de 2012. Steven a 14 ans et c'est lui qui est à l'initiative de sa demande d'internat. C'est le début d'un accompagnement qui durera en tout six ans.
Comme souvent dans le travail éducatif en internat, où il s'agit prioritairement de construire un parcours vers l'autonomie centré sur le jeune, la question du lien familial occupera une place centrale dans l'accompagnement de Steven.
D'ailleurs celle-ci se pose dès cette réunion de rentrée où Steven justifie son besoin d'internat par des conflits récurrents avec son frère. Et puis lors des échanges que nous avons avec la maman du garçon, une certaine tension se laisse rapidement sentir, que celle-ci justifie dans un premier temps par l'émotion liée à la séparation qui a été initiée par son fils. Puis se reprenant cette maman nous confie ce que nous connaissions déjà par l'intermédiaire du dossier que l'assistante sociale nous avait transmis : ses trois aînés – dont Steven – lui ont été retirés sur décision judiciaire quand ils étaient respectivement âgés de trois, quatre et six ans. Cette mère nous explique qu'elle se trouvait à l'époque au fond du trou, avec pour elle l'incapacité de prendre soin de ses enfants. Elle se souvient du traumatisme de la séparation, de ses relations ambivalentes à la famille d'accueil dans laquelle ses enfants avaient été placés, et de la lutte éprouvante qu'il a fallu mener ensuite pour regagner la garde sur eux. Aujourd'hui, à l'heure où Steven s'apprête à intégrer l'internat, elle a donc peur que ses enfants lui soient à nouveau enlevés, ce qu'elle ne supporterait pas. Elle a aussi l'honnêteté de nous dire qu'elle ne fait pas confiance aux éducateurs et aux travailleurs sociaux, mais qu'elle ne peut cependant s'opposer au choix de son fils de quitter la maison pour intégrer un internat éducatif, qu'il s'agit de son bien-être et de son avenir.
Outre les difficultés sociales et économiques importantes où semble vivre cette mère célibataire et ses enfants, nous repérons chez cette dame des difficultés de compréhension qui nous obligent à adapter notre discours, et nous font rapidement émettre l'hypothèse d'un handicap mental ou du moins de difficultés cognitives. Cette hypothèse se vérifiera, mais longtemps après ce premier entretien, lorsque le lien de confiance enfin installé, celle-ci se sentira assez à l'aise pour nous confier avoir elle-même bénéficié d'un parcours scolaire en institution spécialisée en raison de difficultés d'apprentissages liées à un handicap mental. Là elle nous dira aussi qu'après avoir brièvement travaillé en ESAT au début de l'âge adulte, elle a ensuite désiré mettre de côté le milieu spécialisé et ne pas renouveler les démarches liées à sa RQTH. Les raisons de ce désinvestissement toutefois ne nous serons jamais connues, le cadre de notre mission nous obligeant à une certaine réserve quant à la vie privée des familles.
Le temps passant, nous rencontrons en Steven un jeune homme doué d'une extrême fragilité, avec un parcours affectif semé de deuils, de séparations et de nombreuses déceptions, notamment engrangées pour celles-ci du côté paternel que Steven a connu, mais qu'il ne voit plus. Très rapidement il s'avère aussi que Steven ne semble pas disposer à la maison de tous les soins et de toute l'attention nécessaires à son bien-être sur le plan physique et corporel. Les vêtements qu'il ramène de son week-end pour la semaine sentent mauvais ou sont mal lavés, lui-même ne semble pas avoir pris sa douche depuis trois jours, les tenues qu'il porte sur lui le lundi sont les mêmes que celles portées au moment de son départ le vendredi, souvent ses baskets ont les semelles usées jusqu'à la corde avec des trous gros comme des médailles. Sur le plan médical aussi le suivi semble défaillant, avec des lunettes plus adaptées à la vue changeante de l'enfant, avec des bilans dentaires qui n'ont jamais été réalisés, avec des rhumes et des petites infections mal soignées et négligées. Enfin quand nous interrogeons Steven sur les événements ayant ponctués ses week-ends, celui-ci nous déroule le fil de récits extraordinaires et de fictions maladroites qui peinent à repriser les béances d'un quotidien où la misère sociale côtoie un vrai manque de ressources matérielles, tout ceci sur fond de mauvais ajustements affectifs.
Des interrogations émergent très rapidement en équipe, notamment quant à l'opportunité qu'il y aurait à transmettre un rapport d'information préoccupante pour signaler les carences éducatives qui semblent affecter Steven et éventuellement sa fratrie.
Toutefois lorsque nous rencontrons la maman de Steven pour échanger avec elle autour des diverses inquiétudes que nous entretenons sur le bien-être de son fils, celle-ci se montre à l'écoute, soucieuse de bien faire, et volontaire pour suivre nos conseils et les mettre en œuvre. Après chaque réunion ou chaque entretien téléphonique Steven nous rapporte volontiers les efforts faits par sa maman pour améliorer son quotidien. Rapidement il revient avec de nouvelles lunettes, des vêtements appropriés à sa taille et plus soignés, etc. Nous découvrons alors une maman certes en difficulté, mais qui reconnaît son besoin d'être aiguillée dans ses choix et sollicitée dans ses prises d'initiatives. Comme elle nous le dira d'elle-même après que nous ayons discuté de l'importance d'une prise de rendez-vous annuelle chez le dentiste pour ses enfants : « personne ne m'a jamais appris à être maman, je veux bien faire, mais je ne sais pas, alors j'ai besoin de conseils ».
Suite à ces rencontres, et au vu de la bonne volonté de cette dame, nous décidons donc de retarder l'initiative d'un signalement pour privilégier l'orientation vers une AEA (Aide Educative Administrative). Toutefois nous sentons qu'il y a besoin d'un peu de temps pour que cette démarche reçoive la pleine implication de cette maman, qui a besoin d'être mise en confiance et d'abord valorisée dans son habileté maternelle, aussi diffuse et fragile soit-elle. Alors pendant tout un temps, qui s'étalera sur un an, nous mettons à profit les ressources de l'internat pour épauler cette maman dans son travail de mère : les entretiens téléphoniques se font plus régulièrement et de manière plus soutenue qu'à l'habitude, des avances d'argent sont organisées lorsqu'il y a nécessité de racheter des produits d'hygiène ou des vêtements pour Steven et que les fonds manquent, une prise de contact est entamée avec l'assistante sociale de secteur pour l'organisation des vacances, un suivi de scolarité pour la fratrie de Steven est organisée en lien avec le PRE de leur ville de résidence... toutes initiatives qui pour certaines frôlent la limite de notre accompagnement, mais sans vraiment y déroger. C'est du bricolage, de la bidouille, en attendant mieux.
Finalement au bout d'un an, nous rencontrons madame, qui finalement mise en confiance accueille très favorablement la proposition d'une AEA, depuis utilement reconduite d'année en année à l'entière satisfaction de toute la famille. Un aboutissement qui aura nécessité de savoir d'abord écouter, de savoir prendre le temps que d'anciennes blessures se referment, de montrer notre capacité à être tolérants, d'offrir une certaine reconnaissance.

CamilleV

Messages : 48
Date d'inscription : 05/03/2016

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